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Léonard de Vinci ou l’art au service du mysticisme
Article sélectionné dans ce numéro : N° 279 : Automne 2021
Fils illégitime d’un notaire, par ailleurs ambassadeur de la République de Florence, et d’une humble paysanne, Léonard est né le 15 avril 1452 à Vinci, une petite ville de Toscane. Il bénéficia dès son plus jeune âge du soutien de son oncle Francesco et de son grand-père paternel Antonio. Le premier joua un rôle important dans sa forma- tion, le second lui apprit le don d’observation de la nature. Quant à sa grand-mère paternelle, céramiste, elle fut probablement la personne qui l’initia aux arts.
Autodidacte, il réussit à apprendre, entre douze et quinze ans, les rudiments de lecture, d’écriture et surtout d’arithmétique dans une école destinée aux fils de commerçants et d’artisans. Proche de la nature qu’il observait avec une vive curiosité, le jeune Léonard s’inté- ressait à tout. Il dessinait déjà des caricatures et pratiquait l’écriture spéculaire(1) en dialecte toscan. À 17 ans en 1469, son père le présenta à son ami, le peintre Andrea del Verrocchio(2) qui le prit dans son atelier, un des plus prestigieux de l’époque à Florence. Commença alors pour cet élève, qu’il jugeait exceptionnel, un apprentissage multidisciplinaire sur tout ce qui se rattache à l’art du dessin.
Tout en côtoyant d’autres artistes de renom comme Botticelli(3) et Le Perugin(4), Léonard eut ainsi l’occasion d’apprendre des bases de chimie, de métallurgie, du travail du cuir et du plâtre, de la mécanique et de la menuiserie, de même que des techniques artistiques de peinture et de sculpture sur marbre ou sur bronze, la préparation des couleurs, la gravure et la peinture des fresques. Son art pictural atteignit des sommets de plus en plus élevés, quasi mystiques, en accord avec ce qu’il confia plus tard dans une de ses « Lettres sur l’art » : « La science de la peinture est tellement divine qu’elle transforme l’esprit du peintre en une espèce de Dieu. »
Après un premier dessin connu datant de 1473, il se verra confié par Verrocchio le soin privilégié de terminer certains de ses tableaux : c’est le cas d’une œuvre, connue sous le nom du « Baptême du Christ », ter- minée en 1480, dans laquelle Léonard travailla l’ange de gauche.
Premier signe de son intérêt pluridisciplinaire pour tout ce qui touche au savoir, le jeune artiste allait acquérir la connaissance du calcul algorithmique avec notam- ment les travaux de Paolo Toscanelli del Pazzo(5). Cet outil mathématique lui donnera l’aisance nécessaire pour la maîtrise de la perspective et le respect des proportions dans les personnages de ses tableaux, ou même ses projets de machines.
Possédant son propre atelier, même s’il continuait à fréquenter celui de son maître, Léonard se fit connaître : le premier tableau qui lui est attribué, dit de « La Madone à l’œillet », date de 1476. Tandis que s’affirmait son talent de peintre, il commença à développer d’autres capacités, comme celle d’ingénieur. C’est ainsi qu’en 1478, il offrit de soulever, « sans casse », l’église octogone Saint-Jean de Florence – le baptistère actuel – pour y ajouter un soubassement.
D’autre part, de par son appartenance à une « Guilde de Saint-Luc », dont nous reparlerons plus loin, les possibilités qui lui furent accordées de participer à des dissections de cadavres humains, interdites par l’Église, et de cadavres d’animaux, l’ont familiarisé avec l’anatomie, lui donnant une connaissance inhabituelle pour l’époque sur les muscles et tendons mis en relief dans ses tableaux. Comme artiste connu, il a reçu l’autorisation de disséquer des cadavres humains dans un l’hôpital florentin(6) et, plus tard, dans les hôpitaux de Milan et de Rome, dirigeant plusieurs autopsies de 1513 à 1516. Auparavant, de 1510 à 1511, il collabora dans ses recherches avec le médecin Marcantonio della Torre(7).
Léonard a dessiné pas moins de 228 planches – certaines avec des inexactitu- des : squelettes humains, muscles et ten- dons, cœur avec ses quatre cavités et système vasculaire, action de l’œil, organes sexuels et autres organes internes. On connaît, entre autres, son fameux dessin d’un fœtus dans l’utérus… Il a aussi étudié et dessiné l’anatomie de nombreux ani- maux, notamment les chevaux. Son amour de l’Être humain s’étendait à toute la Création, et donc aux animaux qu’il consi- dérait comme des « enfants des hommes ».
On sait qu’il était végétarien, s’insurgeant dans un de ses Carnets (« Quaderni d’Anatomia II 14 r. ») : « Homme, si vous êtes vraiment, comme vous le décrivez, le roi des animaux, – j’aurais dit plutôt le roi des brutes, la plus grande de toutes ! – pourquoi prenez-vous vos sujets et enfants pour satisfaire votre palais, pour des raisons qui vous transforment en une tombe pour tous les animaux ? […] La Nature ne produit-elle peut-être pas en abondance des aliments simples ? Et si vous ne pouvez pas vous contenter de tels aliments simples, pourquoi ne préparez-vous point vos repas en mélangeant entre eux ces aliments [d’origines végétales] de façon sophistiquée ? »
En 1482, déçu par le néoplatonisme cher aux Médicis(8), il quitta Florence pour Milan et se mit au service du duc Ludovic Sforza(9). Commença une période intense de peintre, de sculpteur, d’ingénieur jusqu’en 1499, mettant à profit ses connaissances mathématiques, acquises auprès de son compatriote Luca Pacioli(10). Dans « De Divina Proportione » – « De la divine Proportion » – paru à Venise en 1509, Léonard fut chargé par son ami Pacioli des illustrations. Le sujet principal en était la proportion mathématique – le titre renvoie au nombre d’or -, et son application en géométrie, dans les arts et en architecture (pentagone et étoile à cinq branches).
La clarté du texte et des illustrations a contribué au succès du livre et à sa diffusion au-delà des cercles mathéma- tiques. La célèbre étude sur « l’Homme de Vitruve »(11) se trouve également dans un des Carnets de Léonard. Ce dessin constitue en soi une illustration du problème sur lequel se penchèrent les pythagoriciens et les mathématiciens qui les suivirent : celui de la « quadrature du cercle », autrement dit de la recherche d’une solution géométrique qui consiste à trouver un carré et un cercle de même périmètre(12).
Dans le domaine de la physique, Léonard constata en bon expérimentateur que la chute des corps vérifie la verticalité et que la trajectoire d’un projectile se courbe bien vers le sol, ce que démontrera Galilée un siècle plus tard. Vinci notera d’ailleurs dans ses Carnets : « Tout poids souhaite tomber vers le centre du monde par le plus court chemin. » Ce n’est ni plus ni moins que le Principe de Maupertuis(13) en mécanique, ou celui de Fermat(14) en optique qui commande la propagation rectiligne de la lumière (« La nature agit toujours par les voies les plus courtes »), ce que l’on observe par exemple dans les lentilles ou l’œil.
Bien que peu féru de mathématiques, Léonard fit siennes les conclusions de Pacioli, lui-même disciple de Nicolas de Cues(15), qui reconnaissait dans « La Docte Ignorance » la supériorité de la géométrie pour expliquer la Nature et connaître les Lois divines : « Puisqu’aucune méthode ne s’offre à nous pour atteindre aux réalités divines sinon par des symboles, c’est à des signes mathématiques que nous pourrons recourir avec plus de convenance qu’à d’autres, à cause de leur irréfragable certitude. »
Une autre famille, celle des Borgia(16), croisa la destinée de Léonard de Vinci avec le Pape Alexandre VI et son fils César. En 1502, il est appelé par ce dernier avec le titre de « capitaine et ingénieur général ». Grâce à un laissez-passer, il inspecta les territoires nouvellement conquis, les forteresses, les canaux, pour lever des plans ou dessiner les cartes des villes. Alliées du roi de France Louis XII, les armées pontificales réorganisèrent en effet à leur profit tout une partie de l’Italie. Les démêlés guerriers menés par trois rois de France n’en finirent pas de bouleverser la vie de l’artiste : l’arrivée des troupes de Charles VIII ; puis celles de Louis XII qui chassèrent les Sforza de Milan en 1499 ; et finalement l’invitation de François Ier à venir à Amboise en 1516.
Les compétences de Léonard qui contribuèrent à sa notoriété sont variées, illustrant parfaitement le « Quattrocento », c’est-à-dire le XVe siècle :
- L’ingénierie civile et militaire ; mais à propos des armes, son aversion de la guerre transparaît clairement dans un commentaire qu’il nous a laissé : « Je ne décris pas ma méthode pour rester sous l’eau ni combien de temps je peux y rester sans manger. Et je ne les publie et ne les divulgue pas, en raison de la nature maléfique des hommes, qui les utiliseraient pour l’assassinat au fond de la mer en détruisant les navires en les coulant, eux et les hommes qu’ils transportent. »
- La chimie, l’hydrodynamique.
- L’optique : Paul Valéry(17) a mis en avant la manière dont Léonard a découvert intuitivement, par l’observation, « le premier germe de la théorie des ondulations lumineuses » : « L’air est rempli d’infinies lignes droites et rayonnantes, entrecroisées et tissées sans que l’une n’emprunte jamais le parcours d’une autre, et elles représentent pour chaque objet la vraie forme de leur raison (de leur explication). »
- La mécanique et la pyrotechnique : très peu de ses projets seront réalisés de son vivant, mais une machine destinée à la mesure de la limite élastique d’un câble entrera dans le monde de la manufacture.
- Les côtés mystique et humaniste.
Léonard de Vinci a-t-il été Rosicrucien ? La Tradition prête effectivement au Maître florentin d’avoir été membre d’une société secrète rattachée aux Mystères de l’Antiquité, et dont l’existence ne fut rendue publique qu’un siècle après sa mort : celle de l’Ordre de la Rose-Croix. Qu’en est-il exactement ?
D’un point de vue strictement historique, on sait que Léonard de Vinci a fait partie d’une Guilde de Saint Luc, au sein de laquelle il a été admis en 1472, à l’âge de 20 ans. Placée sous l’autorité d’un Doyen, les règles d’une Guilde étaient strictes et le secret de rigueur ; l’Église elle-même ne pouvait y diriger les offices funèbres. Une telle confrérie, active en Flandres et en France, recevait des artistes, essentiellement des peintres, homme ou femme comme Albrecht Dürer(18) ou Catherine van Hemessen(19), tandis qu’à Florence se côtoyaient artistes peintres et médecins. Une grande fraternité y régnait, les membres de la communauté ne laissant aucun des leurs sans abri ni revenu, et pourvoyant également à toute maladie. La mission de ces Guildes reposait sur la «reproduction du métier», qui consistait à assurer la pérennité et la transmission d’une connaissance, d’un savoir-faire, dans une relation de Maître à disciple. Or, comme aujourd’hui chez les Compagnons par exemple, on sait que de telles confréries perpé- tuaient des connaissances qui dépassaient souvent le cadre du métier lui-même…
L’hypothèse selon laquelle Léonard de Vinci eût été membre d’une société secrète, voire Rosicrucien, fut populari- sée par le célèbre Da Vinci Code de Dan Brown, qui a puisé dans des recherches plus anciennes(20). En effet, bien avant la publication de ce livre, un certain nombre d’auteurs avaient déjà acquis la certitude selon laquelle il avait eu accès à des connaissances non convention- nelles au XVe siècle, connaissances par- ticulières qui lui auront permis de parachever aussi bien son travail que son esprit. Telle est la conviction de Paul Vulliaud(21), Fred Berence(22), Marcel Brion(23), Ananda Coomaraswami(24), René Huygues(25), Harvey Spencer Lewis(26), (ancien Imperator de l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix), et cette liste n’est pas exhaustive. Au fil des pages, ces auteurs montrent combien Léonard de Vinci était de toute évidence très familier avec les principes de l’hermétisme, de l’alchimie, de la géométrie sacrée, ou encore avec les Mystères antiques.
Certains voient même, dans l’épisode de la Caverne raconté dans le Codex Arundel(27), la description à peine voilée d’une initiation. Il convient également de ne pas négliger le débat autour d’un possible séjour en Égypte de plusieurs années(28). D’autres encore voient dans son régime végétarien la preuve de son attachement au Pythagorisme initiatique. Laissons à Serge Hutin cette conclusion : « Léonard de Vinci fut bel et bien un initié », reprenant à l’appui cette parole du Maître : « Dis-moi si rien de pareil ne fut jamais fait : tu comprends et cela suffit pour l’instant »(29).
Nous avons vu la relation faite par Léonard entre la peinture et le Divin. Nous pourrions objecter que c’est le propre de tout art que de transmettre l’Indéfinissable… Mais en allant chercher jusque dans les outils de la géométrie et des nombres, il a su aller au plus profond de l’âme par l’expression du sourire, la délicatesse des postures dans les œuvres qui nous sont parvenues. Pour Léonard, l’homme n’est pas déchu par le péché originel ; au contraire, par son pouvoir de création, par ses facultés intellectuelles, il est vraiment l’image de Dieu.
Selon l’écrivain et historien Klaus-Rüdiger Mai(30), « il voulait déchiffrer le «Livre de la Création» ». Tout comme plus tard chez Isaac Newton(31), la pensée de Léonard de Vinci a été déterminée par l’hypo- thèse de base que la Nature renvoyait l’image de l’Harmonie divine. Il voulait l’interpréter correctement, par exemple dans la recherche de la forme humaine parfaite qu’il a inscrite dans « L’homme de Vitruve », ou dans les représentations des solides de Platon tels que nous pouvons les voir dans le « De Divina Proportione » de Pacioli.
Nous pourrions dire que Léonard fut un Pythagoricien, retrouvant partout l’image des nombres, et un Platonicien, comme l’avance K.-R. Mai : « L’image idéale de l’homme est androgyne, ni femme, ni homme, ni masculin, ni féminin. [Nous pouvons trouver] une racine de la pensée de Léonard de Vinci dans le « Banquet » de Platon, dans l’histoire de l’humain idéal
constitué de deux parties, puis divisé en homme et femme, qui s’attirent dès lors spontanément et mutuellement. » Ce caractère androgyne, c’est ce que laissent entrevoir « La Joconde » ou « Le Saint-Jean Baptiste ». Rappelons enfin que, dans la théologie de la Renaissance, Dieu reste perçu comme l’incarnation de la plus haute perfection.
Tout en insistant sur le message humaniste de Léonard de Vinci, toujours d’actualité, adressé à ses contemporains par l’intermédiaire de ses mécènes et de ses Carnets, nous terminerons ce tour d’horizon par un aspect peu connu du grand Homme : Léonard aimait jouer de la « lira da braccio », instrument à sept cordes frottées, sept comme les sept planètes, permettant ainsi de se mettre en contact avec la « musique des sphères », chère à Johannes Kepler(32). Sa passion pour la musique l’a même encouragé à « inventer » un nouvel instrument de musique, la « viola organista », tenant à la fois de la viole de gambe et du clavecin.
Hasards de l’histoire ? Invité par le roi François Ier à venir en France, il finira ses jours le 2 mai 1519 à Amboise, dans cette même ville où naquit le mystique Louis-Claude de Saint-Martin(33) et où séjourna, forcé, le « chevalier-soufi », l’émir Abd-El-Kader(34)…