L’illusion
Article sélectionné dans ce numéro : N° 278 : Été 2021
Avons-nous conscience que nous sommes encore, au regard de l’évolution des espèces sur la planète Terre, dans la petite enfance du « genre humain » ? Or, ce qui caractérise tout être en sa prime jeunesse, n’est-ce pas cette « illusion » dont il se nourrit et se berce, prenant ainsi ses désirs, souvent puérils, pour la réalité ? Ses désirs, mais aussi ses peurs, ses doutes, ses angoisses face à l’inconnu de la Vie, ses espoirs aussi… ses questionnements sur le sens de son existence… Autant de projections sur ce qu’il pense être le Monde à l’extérieur de lui-même et qui lui renvoie en boomerang l’image d’une « réalité » contraignante, inhospitalière au possible, voire hostile, dont il ne possède aucun « mode d’emploi ». Est-ce à dire que la Réalité est « illusoire », changeante, relative selon l’angle de vision de chacun ? Souvenons-nous du mythe de la « Caverne de Platon »…
Le mode d’appréhension et d’appropriation du monde par nos cinq sens nous donne bien souvent, pour ne pas dire toujours, une image fragmentée de la réalité des choses. Ainsi, notre façon particulière et individuelle de toucher, voir, entendre, goûter ou sentir les objets de notre extériorité est-elle fortement empreinte de toute la subjectivité de nos expériences de vie, selon le contexte familial, social, culturel dans lequel nous avons évolué, que l’on nomme en langage psychologique le « marquage somatique », produit de notre histoire personnelle. Ce que vient souligner Jean-François Revel lorsqu’il estime que « la philosophie est née de l’idée que les sens ne nous donnent accès qu’à des apparences(1) ». Sur ce plan-là, l’illusion consiste à être intimement persuadé que la réalité dans laquelle nous vivons est la même pour tout le monde. Ce qui, bien évidemment, est loin d’être le cas. Cette illusion est d’ailleurs largement véhiculée et entretenue par les sociétés gérant notre quotidien, et bien souvent avec notre assentiment.
À présent, d’où nous vient cette « Illusion » ? Dotés d’un système émotionnel, affectif, riche et complexe que nous associons habituelle- ment à l’hémisphère droit de notre encéphale, nous avons aussi accès à un système rationnel, tout aussi riche et complexe, associé quant à lui à l’hémisphère gauche. En vérité, les deux hémisphères entre- tiennent entre eux des échanges dynamiques et soutenus, en lien avec notre survie et notre façon d’être et d’interpréter le monde. À moins d’un dysfonctionnement avéré, notre cerveau ne traite pas les choses de la vie de façon compartimentée. Lorsque nous évoquons l’intelligence émotionnelle, ce n’est pas au détriment de l’intelligence intellectuelle ou rationnelle. Lorsque nous distinguons ces deux manières d’aborder la réalité des choses, c’est essentiellement pour nous référer à leur façon spécifique de traiter l’information.
Or, nous vivons une époque où nous sommes littéralement « gavés » de cette « information » et, notamment, d’images en tout genre véhiculées par les médias : télévision, cinéma, internet, journaux papier, affichage publicitaire, etc., faisant essentiellement appel, pour des raisons commerciales, ou d’autres dont l’éthique a à souffrir, à des réactions émotionnelles, affectives de notre part. Tout cela amène à terme nombre d’entre nous à se persuader que « la vie, c’est comme ça et pas autrement ! »…
Alors se pose la question, cruciale entre toutes, de savoir comment aborder la « réalité du monde » en tenant compte de nos émotions, mais sans les laisser nous « berner » pour autant ? Comment « sortir » de ce dédale où tant de penseurs, chercheurs, philosophes, anciens comme modernes, ont bien cru, quelquefois, y perdre leur latin en tentant d’en baliser les chemins ? Certains finissent même par admettre que cette « quête » n’était elle-même qu’une illusion. Ainsi, le philosophe Hume souligne que « les constructions mentales spéculatives et métaphysiques, qui cherchent à se défaire de l’illusion du monde sensible pour accéder aux essences, sont elles- mêmes une illusion ».
Si, selon l’opinion…, il n’en reste pas moins que, parfois, cette illusion, soigneusement entretenue comme « manière d’être », touche tant à l’aveuglement que, pour certains, en reconnaître l’aspect fallacieux, reviendrait à remettre en cause leur « libre arbitre ».
Cette inflation de l’ego, dont souffrent nos sociétés contemporaines, laisse peu de place à la véritable « introspection » qui pourtant semble pouvoir mener à la « Connaissance de soi », véritable condition permettant à l’Être de débusquer ses propres illusions ainsi que celles du monde. Outre le « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et ses dieux » dont nombre d’enseignements à caractère philosophique et spirituel ont fait leur credo, l’Évangile apocryphe de Thomas nous propose par ailleurs : « Jésus a dit : « Si ceux qui vous guident vous disent : « Voici, le Royaume est dans le ciel », alors les oiseaux du ciel vous précéderont ; s’ils vous disent qu’il est dans la mer, alors les poissons vous précéderont. Mais le Royaume est à l’intérieur de vous ; et il est à l’extérieur de vous. Lorsque vous vous connaîtrez, alors on vous connaîtra ; et vous saurez que c’est vous les fils du Père vivant. Si au contraire vous ne vous connaissez pas, alors vous êtes dans la pauvreté, et c’est vous la pauvreté. » Quelque chose de remarquable est que dans ces deux citations, il est fait plusieurs fois référence à la « Connaissance » et, notamment, à la Connaissance de soi et du monde.
Peut-être pouvons-nous comprendre ici qu’au contraire de l’accumulation de « savoirs » que l’on appelle trop vite «culture » et qui constitue très souvent le socle-même de l’illusion, tant individuelle que collective, la Connaissance, s’appuyant quant à elle sur l’« expérience » nous propose une autre approche, de prise de conscience en prise de conscience, de la « réalité objective des choses » avec, sans rien se cacher, ses côtés ombre et ses côtés Lumière. Celui qui se consacre à l’acquisition de cette forme de Connaissance et qui accepte d’en expérimenter l’ensemble des aspects, avance sur un chemin, certes quelques fois semé d’embûches – « tomber sept fois, se relever huit, telle est la voie » nous dit un proverbe japonais – est assuré de pouvoir exercer, sur un plan de plus en plus large, ses capacités d’appréciation, de jugement, d’entendement, de créativité face aux nombreuses facettes de la réalité du monde, et de lui-même. L’expérience donc fait en toute circonstance de celui-là, un vivant point d’interrogation, allant chercher toujours au-delà des apparences et surtout, au-delà de ses propres illusions.
« Ora, Lege, Lege, Relege, Labora et Invenies », nous disait l’Alchimiste des temps ancien ; ce que nous pouvons actuellement traduire par : « Prie (ou médite) Lis, Lis Relis (et quelques fois Relie) Travaille en ton intime Laboratoire et tu Trouveras. » À terme, l’illusion finira par mourir de ton indifférence.