Revue Rose-Croix – Hiver 2021
 Sommaire

  • Sur l’écologie, par C. Mazzucco
  • Paracelse, le médecin pèlerin, par A. Marbeuf
  • Le ciel étoilé, par A. Bernard
  • Le Chant de la Terre, par F. Ramos
  • Réflexions sur un phénomène, par A. Farrugia
  • L’Égrégore, par V. Duterque
  • À propos de l’Atlantide, par J. Roberge
  • Documents d’Archives de l’A.M.O.R.C. : Lettre de Serge Hutin à Christian Bernard

Article sélectionné dans ce numéro : N° 280 : Hiver 2021

Sur l’écologie

par Claudio Mazzucco, Imperator de l’A.M.O.R.C.

Quelques instants avant de commencer à écrire ce message, j’ai regardé par la fenêtre de mon bureau de la Grande Loge, ici à Ornano Grande, et j’ai vu le potager qu’a récemment préparé notre frater bénévole : il a suffi que je fasse une simple allusion à l’opportunité d’avoir un petit potager pour que ce frater et une soror, elle aussi toujours si disponible, préparent la terre, apportent des petites plantes et les installent en bon ordre sur les plates-bandes. Ceci dit, ce dont je veux vous parler et réfléchir avec vous, n’est pas la production de légumes de la Grande Loge, mais la manière dont la nature peut révéler son ordre intrinsèque à l’être humain, un ordre dont nous faisons nous-mêmes partie et que nous, Rosicruciens, appelons le Cosmique. Et comment le fait d’avoir ignoré cet ordre a engendré, entre autres, les problèmes environnementaux dont nous sommes témoins. D’ailleurs, « Cosmique » est un mot d’origine grecque, « Cosmos », qui signifie ordre, mais de manière plus spécifique, un ordre qui comporte une forme de beauté.

En regardant depuis le deuxième étage, où se trouve mon bureau, je puis apprécier distinctement comment la Force vitale imprègne la planète tout en nourrissant la vie. Ces plantes que je vois là, dans le potager, sont le résultat de processus essentiellement liés à la photosynthèse. Celle- ci est un merveilleux artifice, créé par la Nature, pour emprisonner et utiliser dans le monde végétal l’énergie positive irradiée par le soleil. Mais si nous observions avec une loupe ce petit morceau de terre, où les différents légumes vont maintenant pousser, nous pourrions y voir une infinité d’autres êtres vivants, surtout des bactéries, mais aussi des insectes et des vers de toutes sortes ; en somme, un réseau vivant avec ses propres processus vitaux interconnectés en un tout harmonieux. Et si je dirige à présent mon regard au-delà de notre jardin, vers les collines, je perçois clairement que cette vie est répandue sur toute la surface de notre planète, la rendant en définitive semblable à un être vivant ; une planète vivante ou Gaïa, telle que l’a définie le chimiste anglais James Lovelock en se référant au mythe de Gaïa. Et en tant qu’être vivant, notre planète a trouvé son équilibre homéostatique par le biais d’une infinité de processus, tous interconnectés.

Pour vous donner un exemple de la façon dont la planète est constituée de processus infinis qui garantissent le maintien d’un équilibre tel que, par exemple, le pourcentage d’oxygène de l’atmosphère, ou la température moyenne, pensez à ce cycle que je vais maintenant vous illustrer : les roches siliceuses, telles que les granits et les basaltes, sont décomposées par des champignons, des bactéries et des lichens, libérant ainsi le calcium et le silicium qui les composent. Grâce au dioxyde de carbone (CO2), présent dans l’air, se forment les carbonates, qui constituent la composante principale de la structure des microalgues et des coquillages. Lorsque ces algues et ces coquillages meurent, ils tombent au fond de la mer et forment d’épaisses couches de carbonates. Ceux-ci sont à leur tour poussés par les plaques tectoniques dans les profondeurs de la terre où la tempéra- ture est très élevée. Là, sous l’action de cette chaleur intense, ils se décomposent à nouveau en produisant le dioxyde de carbone initial, qui est éjecté des volcans, revenant ainsi dans l’atmosphère d’où il provenait et réinitialisant tout le cycle.

Or, nous qui observons toute cette vie et ces processus imprégner le sol, l’air et l’eau de la planète, nous en sommes nous-mêmes le fruit. Les atomes qui nous composent ont été générés après les premiers instants du Big Bang, il y a approximativement 14 milliards d’années. Et après un très long voyage, ces atomes ont formé notre planète (il y a environ 4,5 milliards d’années), puis à la suite de combinaisons infinies – encore pas tout à fait éclaircies scientifiquement – les premières formes vivantes sont apparues (il y a environ 3,8 milliards d’années), puis les organismes multicellulaires, il y a environ 700 millions d’années. Quant à l’histoire de l’apparition de notre espèce, elle est encore en phase d’écriture. Des recherches paléontologiques et archéologiques, sont toujours en cours, et mettent au jour des squelettes de ceux qui furent les ancêtres de l’espèce humaine, mais pour le moment nous pouvons dire qu’il existait, il y a environ 3,2 millions d’années, un hominidé femelle qui marchait debout, « Lucy », dont on a retrouvé le squelette. Enfin, l’homme actuel apparut il y a environ 200 000 ans.

En ce qui concerne l’apparition de la vie sur la planète, la discussion est encore très animée. Quelques biologistes et chimistes prétendent qu’elle est le fruit de combinaisons aléatoires, une thèse exprimée dans un célèbre livre de 1970, « Le hasard et la nécessité », du biologiste français Jacques Monod, tandis que d’autres scientifiques ont une idée très différente. Le mathématicien, physicien et astronome britannique Fred Hoyle (1915-2001), par exemple, utilise une analogie brillante et provocante pour expliquer que la probabilité d’une rencontre aléatoire de molécules ne suffit pas à expliquer la vie : il dit qu’une telle rencontre fortuite équivaudrait à un ouragan qui, en frappant une décharge de ferraille, produirait un Boeing 747 parfaitement fonctionnel…

Nous sommes donc constitués de ces mêmes atomes nés du Big Bang et d’autres, générés ultérieurement à la suite de réactions nucléaires dans les différentes étoiles de l’univers. Ces atomes sont réinsérés dans notre corps par l’alimentation et la respiration, à cause du fait que « nous perdons constamment des atomes ». Nous sommes donc un pont de passage d’atomes qui ont appartenu à des comètes, des étoiles ou des nébuleuses, qui sait ? et qui forment actuellement les légumes, comme ceux que je regarde, et mon propre corps avec son cerveau qui le regarde ! Des atomes qui regardent des atomes ! Dans les cellules de mon cerveau, que j’utilise en ce moment pour écrire ce message, il y a des atomes qui ont appartenu à la terre, à une bactérie, à un insecte ou même à un animal, à l’eau qui s’est évaporée de la mer et a parcouru des milliers de kilomètres dans les nuages pour ensuite retomber sous forme de pluie, dans un cycle vital qui relie toutes les espèces vivantes à la planète. L’écrivain italien Primo Levi (1919-1987) écrivit d’ailleurs un beau texte sur l’histoire du Tableau Périodique des Éléments et l’atome de Carbone – l’un des atomes sous-jacents à la vie – illustrant de façon presque poétique la saga de cet atome.

L’observation de ce processus vital nous permet de percevoir que nous sommes la partie de la planète qui pense, qui sent, qui imagine et qui rêve. Nous sommes la planète et c’est là une vérité incontestable, même si nous avons, la plupart du temps, la perception d’être quelque chose de différent et de séparé d’elle. En effet, étant plutôt hautains, nous nous considérons également supérieurs aux autres êtres vivants qui la peuplent, alors qu’en réalité, notre vie est intimement associée à celle de toutes les autres espèces de cette planète et de la planète elle- même. On peut donc affirmer que la Terre nous a engendrés, de la même manière que notre mère. Cela explique que de nombreuses civilisations ont appelé notre planète, la « Terre Mère ».

Le discours écologique a pris aujourd’hui une grande importance, il est pratiquement devenu une urgence planétaire, même si nous savons qu’il ne peut y avoir de véritable pensée écologique sans une extension correspondante de la conscience. En d’autres termes, c’est très bien de faire un discours écologique, même bien fondé du point de vue philosophique et scientifique ; mais c’est mieux de vivre et de ressentir en conformité avec ce que l’on prétend savoir. Voici peut-être le drame de l’expérience humaine sur cette planète : beaucoup ont désormais compris rationnellement notre lien avec celle-ci et avec la vie qu’elle contient, mais de là à développer un sens nouveau de l’éthique, il y a un gouffre qui ne peut être surmonté qu’avec une expérience de caractère spirituel : je me réfère à une expérience intégrale, complète, mémorable et transformatrice. Une expérience telle qu’une fois qu’une personne l’a vécue, elle ne redevient plus comme avant et ne vit plus de la même manière. Cette personne continue de faire les mêmes choses qu’elle faisait avant, mais d’une manière différente. Ce n’est pas nécessairement une expérience de caractère religieux, au sens commun du terme, car l’expérience spirituelle précède l’expérience religieuse. Elle peut certainement découler de celle-ci, mais aucune religion n’en a la prérogative. Une immersion profonde dans une œuvre artistique, ou l’absorption que peut générer un problème de caractère scientifique, peuvent également créer les conditions qui nous permettent de vivre une telle expérience.

Ne trouvez-vous pas extraordinaire, je dirais même, étonnant – c’est-à-dire quelque chose qui suscite l’émerveillement et en même temps l’étonnement – que nous soyons cette agglomération particulière d’atomes qui pense, étudie, expérimente, vit les émotions et qui se pose le problème que tous ces atomes disposés de la sorte (c’est-à-dire nous) soient capables de produire de la pensée ? Mais un atome ou un groupe d’atomes pourra-t-il un jour à lui seul produire de la pensée ou ajouter d’autres éléments non matériels à cette fin ? Hermann Joseph Muller (1890-1967), prix Nobel de médecine, a écrit : « Dire que l’homme est composé de certains éléments est une description satisfaisante seulement pour ceux qui veulent l’utiliser comme engrais. »

Et quelle autre expérience humaine pourrait-elle jamais relier les connaissances scientifiques sur tout ce processus, que nous avons désormais acquises, à son sens le plus profond et transcendantal, si ce n’est l’expérience mystique ? Une expérience qui, de par sa nature, produit le sentiment de totalité, d’appartenance à une Réalité qui domine ceux qui la ressentent, mais dont ils comprennent en même temps qu’ils en font partie ? Elle est aussi appelé Sentiment océanique par Romain Rolland, prix Nobel de littérature (1915), Conscience cosmique par le psychiatre canadien Richard Bucke, Tao par le philosophe Lao Tsé, Ordre de la nature par le physicien Werner Heisenberg.

Nous, les Rosicruciens, portons comme héritage l’engagement et les instruments nécessaires à construire les conditions permettant à l’être humain de connaître ces moments d’harmonie qui lui consentent de vivre, à différentes intensités, cette expérience mystique. L’enseignement rosicrucien a pour objectif d’accroître la conscience de l’être humain en ouvrant sa vision à des dimensions plus amples de la réalité. Il n’est pas destiné à nous préparer à faire de beaux discours : le temps des discours est à présent révolu. Il ne s’agit pas non plus, cela est clair, d’une divagation à temps perdu, et encore moins d’un système d’obtention de pouvoirs d’aucune sorte. Ce n’est pas une activité réservée à ceux qui restent enfermés dans leur chambre et qui cesse au moment où ils la quittent pour vivre leur journée. Il s’agit plutôt d’une nouvelle manière de comprendre la vie à travers différentes expériences et de développer ainsi une nouvelle attitude à l’égard des événements qui la composent.

Je voudrais rappeler, dans cette réflexion, un aspect important de l’expérience mystique ou spirituelle : celui du sens moral. Le mot moral ne doit pas être perçu comme un ensemble de règles imposées, que ce soit par une culture religieuse ou par des conventions sociales, des règles qui souvent ne tiennent pas compte de la réalité et ne sont pas respectées par ceux qui les proposent, devenant à tous égards ce que nous pourrions plutôt appeler du « moralisme ». Le sens moral doit ici être compris comme l’écoute de la voix de la conscience qui se manifeste dans le silence intérieur, en nous faisant percevoir, à chaque fois, ce qu’il est juste de faire, les actions justes, afin que notre existence soit bénéfique pour nous et pour la vie des êtres qui partagent avec nous l’environnement. Je cite le philosophe italien Vito Mancuso : « On ressent une sorte d’appel, indistinct mais réel, qui nous fascine. Et si nous disons oui à ce mystérieux appel, si nous nous tendons dans sa direction, cette douce tension en nous s’appelle éthique. »

L’absence de cette écoute constitue la tragédie de notre expérience en tant qu’êtres humains sur cette planète. Cette surdité spécifique est bien plus qu’une simple lacune auditive, c’est un assèchement généralisé de cette perception, aujourd’hui sollicitée par des impulsions si violentes et agressives qu’elle tend à ne plus être sensible à la voix subtile qui parle en chacun de nous lorsque les conditions sont propices. Le sens moral est donc la voix intérieure qui nous dicte des normes de comportement que nous ne pourrions jamais transgresser, même si nous étions seuls et que personne ne pouvait nous voir. C’est une direction qui donne à la vie d’un individu une qualité raffinée, dans la mesure où il le soustrait aux comportements ignobles, vulgaires, malhonnêtes, égoïstes et en même temps l’élève vers la perception de l’harmonie de la nature et de l’empathie envers les êtres vivants, l’invitant à agir avec bienveillance et justice ; voici donc l’action qui est le fondement d’une véritable pensée environnementale.

À ce stade, nous pourrions nous demander si le sens moral peut être développé ou s’il est inné chez l’homme. C’est une question importante qui a été débattue par de nombreux philosophes tout au long de l’histoire de la pensée humaine et qui constitue aujourd’hui un sujet d’étude des neurosciences. En effet, par le biais d’une simple observation, nous pouvons conclure qu’il y a des êtres humains qui semblent totalement dépourvus d’éthique, alors que d’autres la manifestent à des degrés très élevés et raffinés. D’un point de vue rosicrucien, cela correspond précisément à ce que nous appelons l’évolution spirituelle. C’est, en fait, une condition qui n’est pas caractérisée par la présence chez les individus de pouvoirs extraordinaires (bien qu’ils puissent exister), mais d’une capacité de discernement profond, d’un sens moral aiguisé et d’un degré élevé d’empathie. Une condition qui peut être atteinte progressivement, mais qui semble souvent fragile et risque d’être perdue sous l’influence de l’ego. En effet, son absence est facilement reconnaissable car, malgré l’éventuel succès économique d’un individu, son échec en tant qu’être humain sautera toujours aux yeux.

Selon la pensée rosicrucienne, cette évolution est une des potentialités de l’être humain ; nous en avons une confiance inébranlable et canalisons nos énergies pour favoriser la création des conditions dans lesquelles chacun puisse ressentir, quoique pendant quelques instants, cette voix en soi. « Comme nous l’avons souvent répété, la civilisation n’est pas un simple perfectionnement de l’environnement dans lequel l’être humain vit, ou un accès simplifié aux ressources matérielles. C’est également le perfectionnement de l’individu-même », nous dit Ralph Maxwell Lewis.

Pour ne pas rester sur le plan théorique lorsque nous parlons d’expérience spirituelle ou mystique, je vous invite à vous souvenir d’une expérience que vous aurez très probablement vécue. Vous avez certainement essayé, peut-être quand vous étiez enfants, de vous laisser entraîner par les vagues de la mer vers la plage. Un peu comme un surfeur, mais sans la planche, vous laissant emporter par le flux des vagues. Ou même simplement vous laissant bercer par les vagues avant qu’elles ne se brisent. Dans les moments précis où nous sommes « portés », nous ressentons un sentiment de plaisir qui ne peut être décrit ; il n’y a pas de différence entre nous et la mer, et comme nous sommes portés, nous ne ressentons que l’envie, le désir profond, que l’expérience ne s’arrête pas, que la vague nous porte aussi longtemps que possible. L’eau caresse tout notre corps avec un gargouillement, nous avons l’impression d’être la mer, car nous perdons la perception des limites du corps. Nous sommes la mer, nous nous fondons avec elle, mais nous sommes aussi le ciel bleu au-dessus de nous et le sable au-dessous. C’est un mélange d’impressions qui génèrent une perception d’unité, marquée par le sentiment de bonheur et le désir qu’elles ne se terminent pas, qu’elles se prolongent autant que pos- sible. Voilà donc peut-être une expérience qui, dans sa simplicité enfantine, peut suggérer ce qui est décrit par les mystiques de toutes les époques et qui constitue l’expérience initiatique par excellence, notre destin spirituel : ressentir l’Unité. C’est la vague qui arrive sur la plage pour ensuite disparaître et redevenir la mer, et il se peut que nous aussi, dans cette expérience d’union avec le Tout, ressentions que nous avons toujours été dans le Cosmique et redécouvrions ainsi notre propre éternité.

 

« L’expérience de la mer est trop globale, trop mystique, pour être réduite à une relation interpersonnelle… Il y a une différence essentielle entre une relation interpersonnelle, qui a lieu dans un espace culturel, et ce que l’on ressent quand on est seul en mer sous un ciel étoilé, ému par la splendeur et l’immensité du cosmos, avec le sentiment d’être complètement immergé dans cet espace global, sans pouvoir faire autre chose que d’y participer, sans trouver les mots pour le décrire. En mer, je ne suis plus moi-même, je suis le Cosmos. » (Henri Laborit (1914-1995), biologiste)