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Article sélectionné dans ce numéro : N° 285 : Printemps 2023
Connais-toi toi-même
par Pierre Simon
Sur le fronton du Temple d’Apollon, à Delphes, dans la Grèce antique, était gravée la devise « Connais-toi toi-même ». Après avoir creusé la pierre, ces mots ont fait couler beaucoup d’encre. En voici un peu plus via ce texte.
L’ambition de ce court essai est de proposer une lecture de cette devise : que veut-elle nous dire ? Et cela sous l’angle de la recherche de la sagesse, sans pour autant ne définir plus précisément ni la notion de sagesse, ni ses rapports à la notion de connaissance. Et sans non plus se pencher sur ce que l’histoire peut nous apprendre de cette formule. Nous verrons d’abord simplement pourquoi cette devise attire notre attention. Ensuite ce qu’elle affirme et ce qu’elle promet. Et enfin ce qu’éclaire le complément classique de la devise : « et tu connaîtras l’Univers et les dieux ».
Pourquoi cette devise attire-t-elle notre attention ? Partons de l’essentiel dans le champ de la spiritualité. Pourrions-nous définir la quête mystique comme un questionnement fondamental ? Une recherche de compréhension des grands mystères de l’existence ? L’espoir d’une sagesse qui n’est pas de ce monde ?
Vous remarquerez que si nous sommes candidats à savoir, à connaître, à être sages, nous sommes souvent beaucoup moins candidats pour apprendre, suivre un enseignant ou un enseignement, censé nous apporter cette connaissance, cette sagesse. Peut-être est-ce l’effet de la paresse : avoir les résultats tout de suite sans consentir l’effort correspondant ? Peut-être est-ce l’impression d’être doté de bon sens autant que chacun et donc que la sagesse devrait être innée ? Patrick Deville ne nous fait-il pas progresser en écrivant en substance « Ce qui mérite d’être appris ne peut pas être enseigné » ? Cela ne peut pas être enseigné sans doute, car c’est de l’ordre de la révélation, de l’initiation.
Mais, avant d’aller plus loin, félicitons-nous d’abord d’une preuve d’évolution notable : nous avons compris que nous devrions être pleins de sagesse, que c’est, pour chacun de nous, bien loin d’être le cas, et que même si certains en parlent bien, ou mieux la manifestent clairement, cela ne résout pas pour autant notre problème personnel à cet égard. Mine de rien, voilà déjà une grande avancée. Mais comment aller plus loin ? Si nous pensons savoir intuitivement ce qu’est la sagesse, si nous constatons qu’elle ne se manifeste pas pleinement en nous, loin de là, et que rien ni personne ne peut vraiment nous l’enseigner, où est l’erreur ? C’est ici qu’apparaît la recommandation « Connais-toi toi-même ».
« Connais-toi toi-même » nous donne d’entrée une indication majeure : nous ne nous connaissons pas nous-mêmes. En effet, si nous nous connaissons déjà, quel est l’intérêt de cette formule ? Voilà qui est bien surprenant. Nous vivons depuis de longues années tous les jours avec nous, du matin au soir, et même la nuit. Nous nous regardons tous les matins attentivement dans la glace, mieux encore nous sommes très attachés à ce que les autres pensent du bien de nous et nous aiment. Nous y travaillons beaucoup. Nous cherchons constamment la façon d’être qui sera la plus adaptée à nos relations et pourtant il est affirmé que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes. Incroyable !
Comment vérifier et valider cette affirmation bien dérangeante ? Allons voir ! Posons-nous. Tournons le regard vers l’intérieur. Que voyons-nous ? Que de pensées, que d’émotions, que de sensations, toujours changeantes ! Maîtrisons-nous tout cela ? Sommes-nous capables de prévoir, sans même parler de décider, notre prochaine pensée ? Et pourtant elle va apparaître, imprévisible. D’où vient-elle si je ne l’ai ni prévue ni décidée ? Dans ces conditions, puis-je dire que je me connais ? Est-ce que je sais dans quelle humeur, dans quel état d’esprit je me réveillerai demain matin ? Dans ces conditions, puis-je dire que je me connais ? N’ai-je pas des colères que je vais regretter ensuite, des pointes de tristesse sans raison apparente, des coups de fatigue inexplicables ? Dans ces conditions, puis-je dire que je me connais ?
Alors que je me veux et me crois tout à l’écoute d’un ami en difficulté, ou d’un dossier en souffrance, mon esprit n’est-il pas facilement happé par d’autres sujets ? Dans ces conditions, puis-je dire que je me connais ? Est-ce que je sais, non pas en théorie mais via un constat direct, ce qui se passe quand je digère bien ou au contraire quand je ne digère pas. Un rapport avec mon humeur ? Dans ces conditions, puis-je dire que je me connais ? Mais au fond, vu comme ça, est-il vraiment possible de se connaître ? Avant de répondre à cette question, remarquons que c’est déjà un grand pas de constater et reconnaître que l’on ne se connaît pas soi- même. Cela ne fait-il pas tomber maintes illusions ?
Nombreux sont ceux qui disent de Socrate, à qui certains ont attribué le « Connais-toi toi-même », qu’il faisait preuve de la plus grande des sagesses, impressionnant tous ses interlocuteurs, en disant : « Je sais que je ne sais rien », et en affirmant que c’était là le plus grand des savoirs. Partant de là, le chemin s’éclaire un peu : l’erreur n’est pas tant que l’on ignore la sagesse – que l’on connaît intuitivement – c’est que l’on ne connaît pas ce à quoi l’appliquer, à savoir soi-même. On ne se connaît pas, donc on ne peut pas appliquer la sagesse. Alors que faire ?
C’est là une autre indication majeure du « Connais-toi toi-même » : il est ainsi affirmé qu’il est possible de se connaître soi-même. Quelle promesse extraordinaire ! Si je me connais enfin, je saurai où, quand, à quoi appliquer la sagesse que je connais intuitivement et je serai donc libéré du poids de mes défauts et de mes faiblesses. Mais quand je me connaîtrai, serai-je le même que celui qui aujourd’hui ne se connaît pas, le même mais en plus sage ? Il paraît important d’examiner cette question avant de s’aventurer sur le long chemin du « Connais-toi toi-même » : où ce chemin me mène-t-il ? Qu’y a-t-il au bout ? Cela va sûrement nous aider à trouver quoi et comment chercher.
Et c’est là que la suite classique de la maxime intervient : « Connais-toi toi-même… et tu connaîtras l’Univers et les dieux ». Ce n’est pas à prendre comme une promesse, même si elle est grandiose, mais plutôt comme une indication, destinée à nous aider : En progressant dans la connaissance de soi-même, on progresse dans la connaissance de l’univers et des dieux. Mais comment est-ce possible ? Quel est le rapport entre moi et l’univers et les dieux ? Moi qui suis faible, limité, périssable, imparfait ! Pourquoi en cherchant à me connaître, l’univers et les dieux vont se révéler ? Pour répondre à cette question, regardons de plus près le processus du « Connais-toi toi-même ».
Tout d’abord, est-il nécessaire de préciser que la connaissance en question ne concerne pas ce que les autres peuvent connaître de nous : notre âge, notre métier, nos talents, notre histoire, notre physique, nos relations, etc. ? Ce n’est pas notre monde extérieur, ni même notre image aux yeux des autres, ou bien ce que l’on pourrait dire ou penser de nous que l’on cherche à connaître. C’est notre monde intérieur qu’il s’agit d’apprendre à connaître. Ce monde intérieur, c’est tout ce qui apparaît lorsque l’on se tourne vers lui, que l’on appelle cela introspection, recueillement, méditation, faire silence… Sans vouloir changer ce qui apparaît, juste le découvrir, en prendre conscience. Sans autre programme que de porter toute notre attention à ce qui vient, à ce qui apparaît en nous.
Et à force de regarder ce qui apparaît, ce qui est vu intérieurement, pensées, émotions, sensations, tensions, lourdeurs et autres agitations diverses – outre les immenses bienfaits que cela nous procure – un jour viendra logiquement, au premier plan sur l’écran de notre conscience, non pas ce qui est vu mais ce qui voit, ce qui ressent en nous, ce qui prend conscience.
Les pensées, les émotions, les sensations, et autres, qu’est-ce qui voit tout ça ? Quel est l’instrument de la connaissance intérieure ? Puis-je à son tour mieux connaître cet instrument, organe de la vision intérieure, du ressenti, de la conscience, sans doute de l’intuition, du rêve, de la communion, de la prière. Quelle est sa portée ? Où s’arrêtent ses possibilités ? Nous a-t-il vus naître ? Nous verra-t-il mourir ? Voit-il l’invisible ? L’univers ? Les dieux ? Serait-ce notre vraie nature, impérissable ?
C’est là sans doute une indication plus subtile du « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les dieux » : c’est le même instrument intérieur de connaissance qui te permettra de te connaître toi-même et qui te permettra de connaître l’univers et les dieux. Cet instrument, que nous désignons plus haut par « ce qui voit », ne serait- il pas le « sensorium » que Eckartshausen décrit longuement dans son ouvrage La nuée sur le sanctuaire ?
Et cela éclaire une dernière indication importante du « Connais-toi toi-même » : ne prétends pas connaître l’univers et les dieux avant de te connaître toi-même, car c’est le processus abouti du « Connais-toi toi-même » qui te permettra de connaître l’univers et les dieux. Certes on peut croire se connaître soi-même, certes la quête mystique est plus attirante si l’on se tourne directement vers les grands mystères, mais la réalité semble bien être que le « Connais-toi toi-même », aussi long et laborieux soit-il, est un préalable incontournable.
Pour conclure, nous pourrions faire dire à notre maxime : « Chaque difficulté à connaître l’univers et les dieux révèle un manque de connaissance de soi-même », et terminer avec cette proposition amenée par le verlan : « l’Univers = vers l’Uni ».